Pont d’outres
Dans le chapitre 16 du De rebus bellicis, l’anonyme décrit la façon de construite un pont gonflable et transportable pour le franchissement des cours d’eau par l’armée.
Le terme employé par l’Anonyme pour désigner ce système, ascogefyrus, composé de ἀσκός, « peau », et de γέφυρα, « pont », est aussi un hapax. Ce pont transportable fait partie des trois systèmes mécaniques mis en avant dans la préface, avec la Liburne et le Char à Faux , et c’est peut-être le meilleur exemple pour comprendre le processus d’innovation dans le De rebus bellicis. Le principe du pont d’outres est connu au moins depuis la fin du Ve siècle av. J.-C. : Xénophon, dans l’Anabase, 3, 5, 8-11, raconte comment un Rhodien proposa d’en construire un si on lui fournissait 2 000 outres. Il est encore d’actualité au IVe siècle ap. J.-C. : Ammien Marcellin rapporte comment Julien traversa le Tigre sur des ponts faits avec des outres, des bateaux en cuir et des pilotis en bois de palmier (Amm. 24, 3, 11) et dans quelles circonstances, plus tard, les ingénieurs (architecti) promirent de faire un pont d’outres (Amm. 25, 6, 15). Mais, dans ces trois exemples, la réalisation du pont n’a pas eu lieu (Xénophon, Anabase, 3, 5, 8-11 et Ammien 25, 6) ou s’est faite avec d’autres systèmes en complément (Ammien 24, 3), parce que l’armée ne disposait pas d’un nombre suffisant d’outres. L’innovation est ici de proposer un pont léger, en « kit », prêt à être installé si besoin, et que l’armée transporte dans ses bagages. Végèce indique bien, lui aussi, que les légions doivent avoir avec elles des ponts démontables, mais le système qu’il décrit est beaucoup plus encombrant et beaucoup plus lourd puisqu’il s’agit de canots faits d’une seule pièce de bois (scafas […] de singulis trabibus excauatas) que l’on assemble avec des cordes et des chaînes et sur lesquels on installe ensuite un plancher de bois (mil. 2, 25, 5). L’importance donnée par l’Anonyme à la question du franchissement des cours d’eau le situe au cœur des problèmes militaires de son temps : la question est omniprésente chez Ammien Marcellin (Amm. 24, 7, 4) et Végèce lui consacre tout le chapitre 7 de son troisième livre.
De rebus bellicis, 16, 1-4 (texte établi, traduit et commenté par Philippe Fleury, Paris, Les Belles Lettres, 2017) :
XVI. Expositio ascogefyri
1 Ne interdum necessario itineri exercitus fluuiorum, quod plerumque euenit, occursus impediat, remedium ad hanc rem et compendio facile et usu praecipuum reperit ingeniosa necessitas, quod tali ratione componitur. 2 Vitulinis pellibus Arabica arte molitis – est enim apud eos praecipua confectionis cura propter aquam de puteis follibus hauriendam –, his igitur, ut dictum est, diligenter sutis, fiunt utres in magnitudinem trium et semis pedum, ita ut, cum idem utres spiritu inflati tumuerint, non extollant uterum, sed aequalitate quadam plenitudo ipsa utrium spatia plana perficiat, ex quorum lateribus loris subter adnexis inuicem colligantur ; desuper autem una parte circulis exstantibus ex altera inmittuntur uncini ; et ita, in formam pontis adsociata, partibus explicatur integritas. 3 Sed hoc idem opus obliquo fluuio propter impetum meatus facilius usque ad alteram explicabitur ripam ; quod, fixis in utraque ripa ferreis palis, et funibus ualidis in medio quidem sub ipsis utribus propter incedentium sustinendum pondus, in marginibus autem firmitatis gratia desuper extensis, transeundi per fluuium nouo quodam et peregrino itineris apparatu intra breue temporis spatium praebebit liberam facultatem. 4 Admonendi praeterea sumus quod super utrium compaginationem cilicia sunt incedentium substernenda uestigiis, ne lubrica pellium confectio insistendi deneget firmitatem. 5 In utraque tamen ripa erunt manuballistae dispositae, ne hostilis manus pontem operantibus impedimento consistat.
XVI. Description du pont d’outres
1 Pour que les armées ne soient pas arrêtées par les fleuves qui se trouvent sur le chemin qu’elles sont obligées de prendre – ce qui arrive souvent –, le besoin qui rend ingénieux a remédié à cette difficulté en faisant découvrir1 une solution économique et particulièrement utile. On la met en œuvre de la façon suivante. 2 On prend des peaux de veau préparées à la manière arabique – en effet, on met chez eux un soin particulier à leur fabrication, car ils en font des poches qui leur servent à tirer l’eau des puits – ; on les coud donc soigneusement, comme il a été dit, et on en fait des outres de trois pieds et demi de long, de sorte que, lorsque ces outres ont été gonflées d’air, elles ne forment pas un ventre, mais, par une sorte de répartition égale, une fois pleines, elles donnent une surface plane ; on les attache les unes aux autres côte à côte avec des courroies que l’on fait passer par dessous ; au-dessus, il y a d’un côté des crochets qui sont enfilés dans des anneaux qui dépassent de l’autre côté ; ainsi, l’ensemble est déplié par parties dont l’association forme un pont. 3 Cet ouvrage sera plus facilement déployé jusqu’à l’autre rive en prenant le fleuve obliquement à cause de la force du courant ; une fois que des pieux en fer auront été fixés sur chaque rive, qu’on aura tendu des câbles solides, au milieu certes, sous les outres mêmes, pour soutenir le poids de ceux qui marchent dessus, mais aussi sur les bords, au-dessus, pour renforcer la stabilité, l’ouvrage offrira la possibilité de franchir le fleuve en un bref espace de temps avec un système de cheminement nouveau et transportable. 4 Nous devons en outre garder à l’esprit qu’il faut étendre sur l’assemblage des outres des cilices sous les pieds de ceux qui marchent, pour que la finition glissante des peaux ne nuise pas à la stabilité de la marche. 5 Il faudra d’autre part1 placer des manubalistes sur les deux rives, afin qu’un détachement ennemi ne prenne pas position pour entraver l’action de ceux qui construisent le pont.