Orgue hydraulique
L’orgue hydraulique est un instrument de musique puissant qui était par exemple utilisé dans l’Antiquité pendant les jeux de l’amphithéâtre.
Quand Vitruve écrit le De architectura au Ier siècle av. J.-C., il n’imagine probablement pas que son passage sur l’orgue hydraulique intriguera autant des générations de lecteurs. Beaucoup se demandent comment l’orgue, qui est un instrument à vent, peut bien fonctionner avec de l’eau. Posons pour commencer quelques bases de vocabulaire. Le nom « orgue » vient du latin organum et du grec organon, qui désignent tous deux une machine en général, sans qu’il soit question d’instrument de musique pour l’instant. L’adjectif français « hydraulique » dérive de l’adjectif latin hydraulicus, lui même calqué sur le grec udraulikos, qui est formé sur udor, « l’eau » et sur aulos, « l’instrument à vent ». Étymologiquement parlant, nous sommes donc bien devant un instrument à vent, qui fait appel à de l’eau et on se doute que le liquide intervient au niveau du mécanisme de l’instrument.
Pour bien comprendre l’orgue hydraulique et tenter de le restituer, il est possible de faire appel aux trois types de sources anciennes : les sources littéraires, les sources archéologiques et les sources iconographiques. Il s’agit d’un cas d’étude tout à fait exceptionnel car bien souvent, pour tout ce qui concerne la mécanique ancienne, les sources archéologiques sont rares (matériaux périssables, manque d’intérêt des chercheurs pendant de longues années, ce qui a conduit à l’absence de catalogages des pièces) et les sources iconographiques sont peu nombreuses. Par chance, plusieurs exemplaires d’orgues hydrauliques ont été mis au jour, les plus célèbres étant l’orgue d’Aquincum en Hongrie et celui de Dion en Grèce. Les sources iconographiques sont quant à elle parvenues jusqu’à nous en nombre exceptionnel, ce qui dénote l’intérêt particulier que suscitait déjà cet instrument de musique dans l’Antiquité. Il serait long et fastidieux de cataloguer ici la quarantaine de témoignages connus. Les deux orgues hydrauliques représentés sur la base de l’obélisque de Constantinople, qui appartenait autrefois au Cirque de la ville, et celui figuré sur le sarcophage de Julia Tyrrania à Arles en donnent deux exemples. Nous terminons par le type de source primordial, celui qui permet d’appréhender finement le fonctionnement de la machine : les textes littéraires. Plusieurs textes latins et grecs parlent de l’orgue hydraulique, mais deux textes dits « techniques » sont particulièrement intéressants car ils décrivent précisément cet instrument de musique : il s’agit de Vitruve dans son De l’architecture (10, 8) et de Héron d’Alexandrie dans ses Pneumatiques (1, 42). Si l’on se fie à la plupart des témoignages littéraires, l’orgue hydraulique aurait été inventé par Ctésibios dans la première moitié du IIIe siècle av. J.-C. Le cadre de l’invention est donc certainement le Musée d’Alexandrie. En étudiant ces textes anciens, on constate que l’orgue hydraulique de l’Antiquité n’est pas très différent de nos orgues modernes : selon Vitruve, deux pompes situées sur les côtés de l’instrument étaient actionnées par du personnel pour alimenter l’instrument en air pendant que l’organiste jouait. A l’intérieur de la machine, une cuve remplie d’eau assurait le rôle d’un régulateur de pression : c’est elle qui permettait d’avoir un débit d’air constant et qui permettait donc à l’organiste de jouer sa mélodie avec un volume régulier.
L’orgue de Vitruve (Ph. Fleury, La mécanique de Vitruve, Caen, Presses Universitaires de Caen, 1993, fig. 39 p. 185).
L’orgue d’Héron (Ph. Fleury, La mécanique de Vitruve, Caen, Presses Universitaires de Caen, 1993, fig. 40 p. 188).
Il convient maintenant de s’interroger sur les usages de cet instrument qui semble avoir particulièrement fasciné les Romains. Pour Cicéron, l’orgue hydraulique procure un grand plaisir physique, au même titre que la consommation de l’esturgeon ou la vue d’un parterre de fleurs (Cicéron, Tusculanes, 3, 18, 43). Selon Suétone, Néron était lui aussi un grand amateur d’orgue et d’autres empereurs s’adonneront à la même passion après lui. L’usage qui est certainement le plus développé est celui de l’accompagnement des jeux, notamment les jeux donnés au théâtre, au cirque ou à l’amphithéâtre. Dans les édifices les plus grands, comme le Grand Cirque ou le Colisée , l’orgue hydraulique semble particulièrement adapté par sa puissance. N’oublions pas que dans un cas l’édifice accueillait 145 000 spectateurs et dans l’autre cas, environ 60 000 personnes. Quand Sénèque parle dans son De natura rerum (2, 6, 5) des « instruments qui, par la pression des eaux, rendent un son plus puissant que celui qui pourrait être produit par notre bouche », il pense probablement à l’orgue hydraulique. Nous postulons que l’orgue était utilisé, parfois accompagné d’autres instruments de musique, pour rythmer les combats de gladiateurs (voir la mosaïque de Nennig en Allemagne). L’organiste devait dans ce cas avoir suffisamment de dextérité pour improviser tout en relevant, peut-être par des changements de rythme, les moments cruciaux des combats. D’autres usages sont aussi envisageables et nous pensons à des intermèdes musicaux entre les combats et entre les scènes de chasses organisées le matin à l’amphithéâtre : les uenationes. L’amphithéâtre est le lieu des spectacles sanglants et le matin, vu le gabarit des animaux mis en scène (lions, ours, taureaux…), le sable de l’arène devait rapidement se gorger de sang. Or les animaux sentent l’odeur du sang, et pour le bon déroulement du spectacle, l’organisateur des jeux avait tout intérêt à ce que les animaux sauvages arrivent dans l’arène combatifs, mais sans être affolés. Il fallait donc probablement remettre du sable sur l’arène entre les chasses et dégager les corps des animaux morts avant le tableau suivant. Le besoin d’intermèdes est semblable l’après-midi, quand il fallait évacuer les gladiateurs blessés ou morts sur des civières. Dans la mesure où les spectacles de l’amphithéâtre durent toute la journée, il est difficile d’envisager une multitude de temps morts. Il est donc probable que les musiciens divertissaient aussi les spectateurs avec de véritables morceaux de musique pendant ces intermèdes. L’exercice changeait alors de nature car l’improvisation plus ou moins rythmée pouvait laisser la place à l’harmonie de la mélodie avec plusieurs instruments.
Les descriptions de Vitruve et d’Héron sont les seuls textes qui permettent de comprendre la construction de l’orgue antique. Elles sont complémentaires et non contradictoires : l’orgue de Vitruve est plus perfectionné que celui d’Héron, mais il repose sur les mêmes principes. Vitruve, De architectura, 10, 8, 1-2 (les lettres renvoient à la figure présentée dans la description de la machine) :
Après montage d’un socle (A) en bois, on place sur ce socle un autel fait en bronze (B). Au-dessus du socle, des barres (C) sont dressées sur la droite et sur la gauche, montées en forme d’échelle ; on loge dans leur intervalle des cylindres (D) en bronze dont les pistons mobiles (E), faÇonnés au tour avec précision, ont des tiges de fer (F) fixées en leur centre et reliées par des charnières (H) à des leviers (G) ; ils ont aussi des garnitures de peau avec leur laine. Il y a en outre, à la surface supérieure des cylindres, des ouvertures d’environ trois doigts chacune. A proximité de ces ouvertures, des dauphins (I) en bronze, placés sur charnières, laissent pendre de leur gueule, par des chaînes, des cymbales (J) qui descendent au-dessous des ouvertures des cylindres. A l’intérieur de l’autel, là où l’eau est contenue, est mis le pnigée (K), sorte d’entonnoir renversé qui pose sur des tasseaux d’environ trois doigts de haut (L), ménageant, de niveau, un espace dans le bas, entre les bords inférieurs du pnigée et le fond de l’autel. D’autre part, au-dessus du col (M) du pnigée, un petit coffre (N) est ajusté qui soutient la partie principale du dispositif, appelée en grec kanôn mousikos (O). Dans le sens de sa longueur se trouvent des canaux (P) : quatre, si le dispositif est tétracorde, six, s’il est hexacorde, huit, s’il est octocorde.
… De materia conpacta basi, ara in ea ex aere fabricata conlocatur. Supra basim eriguntur regulae dextra ac sinistra, scalari forma compactae, quibus includuntur aerei modioli, fundulis ambulatilibus ex torno subtiliter subactis habentibus fixos in medio ferreos ancones et uerticulis cum uectibus coniunctos, pellibusque lanatis inuolutis. Item in summa planitia foramina circiter digitorum ternum. Quibus foraminibus proxime in uerticulis conlocati aerei delphini pendentia habent catenis cymbala ex ore infra foramina modiolorum calata. Intra aram, quo loci aqua sustinetur, inest pnigeus uti infundibulum inuersum, quem subter taxilli alti circiter digitorum ternum suppositi librant spatium imum ima inter labra pnigeos et arae fundum. Supra autem ceruiculam eius coagmentata arcula sustinet caput machinae, qui graece kanôn mousikos appellatur. In cuius longitudine canales, si tetrachordos est, fiunt quattuor, si hexachordos, sex, si octochordos octo.(Texte, traduction et commentaire, Ph. Fleury, La mécanique de Vitruve, Caen, Presses Universitaires de Caen, 1993)
Héron, Pneum. 66 (les lettres renvoient à la figure présentée dans la description de la machine) :
(trad. A. de ROCHAS, La science des philosophes et l’art des thaumaturges dans l’Antiquité, 2e éd. augmentée de documents inédits et accompagnée de 24 planches, Paris, Dorbon-Ainé, 1912 (1882).(les lettres renvoient à la figure présentée dans la description de la machine) :
Soit ABCD un autel de bronze contenant de l’eau ; soit encore, dans cette eau, un hémisphère creux renversé, qu’on appelle éteignoir, EFGH, laissant un passage pour l’eau tout autour de son fond et du sommet duquel deux tubes, qui sont en communication avec son intérieur, s’élèvent en dehors de l’autel. L’un de ces tubes GKLM se recourbe à l’extérieur et communique avec une pyxide NQOP dont l’ouverture est en bas et dont la surface intérieure est alésée de manière à recevoir un piston qui doit joindre très exactement pour ne point laisser passer l’air. A ce piston on fixe une tige TU extrêment forte à laquelle est adaptée une autre tige UV mobile autour d’une goupille en U ; ce levier doit se mouvoir sur une tige verticale JW solidement fixée. Sur le fond de la pyxide NQOP on place une autre petite pyxide X qui communique avec la première et qui est fermée à la partie supérieure par un couvercle percé par un trou de manière à permettre à l’air de pénétrer dans la pyxide ; sous le trou de ce couvercle, et pour le fermer, on dispose une plaque mince soutenue au moyen de quatre chevilles qui passent à travers des trous de la plaque et qui ont des têtes pour empêcher la plaque de tomber ; on appelle cette plaque platysmation. L’autre tube FF’ monte de l’hémisphère FG ; il aboutit à un tube transversal A’B’ [sommier] sur lequel s’appuient des tuyaux communiquant avec lui, ayant à leurs extrémités comme des embouchures de flûte qui communiquent elles-mêmes avec ces tuyaux et dont les orifices B’ sont ouverts. Transversalement à ces orifices, des couvercles percés de trous [registres] glissent de telle manière que, quand on les pousse vers l’intérieur de l’orgue, leurs trous correspondent aux orifices des tuyaux, et que, quand on les retire, la correspondance n’existant plus, les tuyaux soient fermés. Si maintenant on abaisse en V la tige transversale [UV], le piston RS se relèvera et comprimera l’air de la pyxide NQOP et cet air fera fermer l’ouverture de la petite pyxide au moyen du platysmation décrit plus haut. Il passera alors au moyen du tube MLKG dans l’éteignoir ; puis de l’éteignoir, dans le tube transversal A’B’ par le tube ZZ’, et enfin, du tube transversal dans les tuyaux, si leurs orifices correspondent aux trous des couvercles, ce qui aura lieu quand tous les couvercles ou seulement quelques-uns d’entre eux auront été poussés vers l’intérieur. Pour que, quand on veut faire résonner certains tuyaux déterminés, leurs orifices soient ouverts et pour qu’ils soient fermés quand on veut faire cesser le son, on emploiera la disposition suivante… (les lettres renvoient à la figure présentée dans la description de la machine)