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Odomètre marin de Vitruve

L’odomètre est une machine de mesure des distances. Il peut être utilisé sur terre comme sur mer.

Vitruve applique son odomètre à la mesure sur l’eau en remplaçant les roues du chariot par des roues à aubes adaptées de chaque côté du navire. Il reprend maladroitement toute la description de l’odomètre, ce qui l’amène à répéter presque mot pour mot ce qu’il vient de dire pour la mesure sur route, au lieu de citer simplement les différences. Celles ci sont au nombre de deux. La première est l’utilisation des roues à aubes. La seconde pose un problème plus délicat. Elle concerne le diamètre de ces roues à aubes pour lesquelles les manuscrits portent la leçon diametro pedum quaternum et sextant(a). Beaucoup d’éditeurs (C. Maufras et A. Choisy entre autres) suppriment et sextant(a)e considérant qu’il s’agit là d’une addition fautive, comme au §1 : “pour faire un mille en 400 tours, la roue doit avoir une circonférence de 12,5 pieds et donc un diamètre de quatre pieds”. D’autres éditeurs (C. Fensterbusch et L. Callebat par exemple), à la suite de F. Granger, ont choisi de lire : et Sextantes. Cette leçon offre un double avantage : elle supprime une mesure (le sixième de pied) qui n’est pour ainsi dire pas utilisée par Vitruve au livre X et elle explique facilement l’erreur des manuscrits qui a pu se reporter à rebours et par analogie au §1 où rien ne permet de la comprendre. Mais elle présente un inconvénient apparent : si les roues à aubes ont 4,5 pieds de diamètre, leur circonférence est de 14,1 pieds et, en 400 tours, elles parcourent plus de 5600 pieds, c’est à dire environ 1,13 mille. Autrement dit, l’odomètre utilisé sur l’eau indiquerait une distance moindre que celle réellement parcourue.

 

Pour expliquer cette différence nous pensons que Vitruve envisage ici la totalité du diamètre de la roue à aubes, y compris sa partie immergée, alors que la circonférence prise en compte pour les calculs est celle qui est tangente à la surface de l’eau (Héron parle du “périmètre au dedans des ailes”). En effet, si dans le cas du chariot, il suffit que la roue soit en contact avec la surface du sol pour mettre en mouvement les engrenages dès le démarrage du véhicule, il n’en est pas de même sur l’eau : les pales doivent plonger d’une certaine longueur dans l’élément liquide pour entraîner la roue. Quand l’architecte romain donne un diamètre de 4,5 pieds pour la roue à aubes, au lieu des 4 pieds attendus, il considère donc peut-être que les pales doivent plonger d’un quart de pied dans l’eau et, dans ce cas, les calculs sont les mêmes que pour l’odomètre utilisé sur terre. Un tel système est toutefois insuffisant, car il faudrait pouvoir adapter la hauteur des roues à aubes à la ligne de flottaison réelle du navire, c’est à dire à son chargement, et de toute façon la mesure ne serait possible que sur une eau calme. Le principe des lochs modernes avec une roue à aubes encastrée sous la coque et ne formant qu’une légère saillie (toujours la même) est assez différent ; de plus le calcul des tours se fait grâce à des capteurs : il n’y a donc pas d’engrenages et la résistance de la roue est à peu près nulle.

 

Malgré leurs imperfections, les systèmes de mesure sur l’eau de Vitruve et d’Héron étaient cependant aussi efficaces que les lochs à noeuds qui seront utilisés par la suite. Ils étaient cependant moins pratiques à installer (l’installation de l’axe dans les flancs du navire devait notamment poser des problèmes d’étanchéité) et plus encombrants, ils n’ont donc pas eu de postérité sous cette forme.

 

Quelle était l’utilité réelle de ces odomètres sur route ou sur l’eau ? Vitruve n’en dit rien. Héron dit simplement :

 

Il nous semble que la pratique de la dioptre a pour complément nécessaire le problème qui consiste à mesurer des distances sur la surface de la terre, au moyen de l’appareil que l’on nomme odomètre. Muni de cet instrument, au lieu d’être obligé d’arpenter lentement et péniblement avec la chaîne ou le cordeau, on peut, voyageant en voiture, connaître les distances parcourues, d’après le nombre des tours exécutés par les roues (Héron, Dioptre, 34).

 

A. Terquem suppose qu’il s’agissait d’un instrument scientifique à l’usage des physiciens et astronomes pour mesurer par exemple “comme l’avait fait Ératosthène, la distance d’Alexandrie à Syène pour en déduire la grandeur du rayon de la terre, ou la distance de l’île de Rhodes à Alexandrie, comme le fit Posidonius” (A. Terquem, La science romaine…, p. 79-80). D’une manière plus générale, l’appareil pouvait servir aux ingénieurs chargés de la construction et de l’entretien des routes : pour poser les bornes milliaires, pour calculer les devis de réfection des voies…, ainsi qu’aux géographes ; l’Itinéraire Antonin par exemple donne des indications de distance aussi bien sur terre que sur mer. Se référant à l’usage militaire bien attesté du compteur de distance dans les campagnes des XVIIe-XIXe siècles. A.W. Sleeswyk (A.W. Sleeswyk, Vitruvius’ waywiser…, p. 11) avance l’hypothèse d’une utilisation de ce type beaucoup plus ancienne : Xénophon n’aurait il pas utilisé un odomètre lors de sa fameuse retraite à travers l’Asie Mineure en 400 av. J.-C. ? Cela expliquerait la précision des distances rapportées dans l’Anabase, mais Xénophon n’indique nulle part comment il a obtenu ces chiffres.

 

Peut être l’odomètre n’était il aussi qu’une simple curiosité mécanique que pouvaient s’offrir les amateurs de ce type de choses ou les riches personnages, au même titre que les automates décrits par Héron et Philon. Cela expliquerait la présence d’odomètres parmi les biens de Commode avec d’autres objets de luxe.

Vitruve, De architectura, 10, 9, 1-4 (texte et traduction Ph. Fleury, La mécanique de Vitruve, Caen, Presses Universitaires de Caen, 1993) :

Les roues (A) du char doivent avoir chacune quatre pieds de diamètre, de manière que si la roue porte un repère, marquant le point où elle commence sa rotation, en avançant sur la surface de la route, elle ait exactement parcouru une distance de douze pieds et demi quand revient la marque à partir de laquelle elle a commencé à tourner. Une fois ces dispositions prises, on doit alors emboîter et ajuster au moyeu (C) de la roue, du côté intérieur, un tambour (D) qui porte en saillie, à sa circonférence, une seule petite dent. Plus haut d’autre part, contre la caisse du char (B), on doit fixer solidement un châssis (J), ayant un tambour mobile (E), placé de chant et monté sur un axe ; à la circonférence de ce tambour, on doit avoir des dents, distribuées régulièrement et au nombre de quatre cents, qui s’engrènent avec la dent du tambour d’en dessous. Sur le côté, en outre, du tambour supérieur on doit fixer aussi une dent qui s’avance au-delà des autres (K). On placera encore au-dessus, horizontalement, dans un autre châssis (H), un tambour (F) denté de la même manière et dont les dents s’engrènent avec la dent que l’on aura fixée sur le côté du second tambour ; et l’on doit y faire un nombre d’ouvertures (G) équivalent à celui des milles qu’un char peut parcourir en un trajet d’une journée. Qu’il y en ait plus ou moins est sans importance. Mais l’on placera des cailloux ronds dans chacune de ces ouvertures, et l’on doit avoir dans le compartiment, ou châssis (H), du tambour une ouverture unique, avec un petit conduit, par où les cailloux qui auront été introduits dans ce tambour puissent, arrivés là, tomber un à un dans un récipient en bronze (I) placé au-dessous, dans la caisse du char. Ainsi quand la roue, en avanÇant, fait aller avec elle le tambour inférieur, et que la dent de ce tambour entraîne et fait passer, à chaque tour, les dents du tambour du haut, le résultat sera que, lorsque le tambour inférieur aura tourné quatre cents fois, le tambour du haut n’aura accompli qu’une seule révolution, et que la dent fixée sur son côté n’aura fait avancer qu’une seule dent du tambour horizontal. Donc si pour quatre cents tours du tambour inférieur, celui du haut ne tourne qu’une seule fois, la distance couverte sera de cinq mille pieds, c’est-à-dire mille pas. Ainsi chaque caillou qui tombe signalera, par le bruit qu’il fait, chacun des milles parcouru. Et le nombre total des cailloux ramassés au bas indiquera le nombre de milles d’une journée de route.
Sur l’eau, on procède de manière analogue, en ne modifiant que peu de choses à ce même système. On fait passer, en effet, par les flancs du navire, un essieu dont les extrémités débordent extérieurement. A ces extrémités sont emboîtées des roues de quatre pieds et demi, qui portent, fixées en saillie à leur pourtour, des aubes qui touchent l’eau. Le milieu de l’essieu, au centre du navire, porte en outre un tambour, avec une dent en saillie à sa circonférence. On place à cet endroit un châssis dans lequel est logé un tambour dont les quatre cents dents, également distribuées, engrènent sur la dent du tambour qui est monté sur l’essieu ; il a en outre, fixée latéralement, une autre dent saillant à sa circonférence.
On placera au-dessus, logé dans un second châssis connexe, un tambour horizontal ayant même denture, ces dents s’engrenant avec la dent qui est fixée sur le côté du tambour placé de chant, de manière qu’en entraînant une à une, à chaque tour, les dents du tambour horizontal, la dent fasse accomplir au tambour horizontal une rotation complète. On doit avoir d’autre part des ouvertures dans le tambour horizontal, ouvertures dans lesquelles seront placés des cailloux ronds. Dans le compartiment, ou châssis, de ce tambour, on percera une ouverture unique ayant un petit conduit par où, lorsque la voie est libre, un caillou tombera dans un vase de bronze, en donnant un signal sonore.
Ainsi quand le navire sera propulsé par les rames ou par le souffle du vent, les aubes montées sur les roues, subissant, en se heurtant à l’eau, une poussée violente qui les rejette en arrière, feront tourner ces roues ; et celles-ci, effectuant leur giration, mettront en mouvement l’essieu, et l’essieu le tambour, dont la dent, suivant son mouvement circulaire et entraînant à chaque tour une des dents du second tambour, détermine peu à peu sa révolution. Ainsi quand les aubes auront fait tourner quatre cents fois les roues, c’est une seule fois que le tambour, ayant accompli son mouvement circulaire, entraînera, avec la dent qui est fixée sur son côté, la dent du tambour horizontal. A mesure donc que la giration du tambour horizontal amènera les cailloux vers l’ouverture, elle leur permettra de passer par le petit conduit. Ainsi, à la fois par le bruit qu’ils font et par leur nombre, les cailloux indiqueront la distance en milles parcourue sur l’eau.
Voilà achevé mon exposé sur la manière de réaliser les appareils dont on doit disposer, dans les temps de paix et de sécurité, à des fins d’utilité et d’agrément.
… Rotae quae erunt in raeda sint latae per medium diametrum pedum quaternum [et sextantes], ut, cum finitum locum habeat in se rota ab eoque incipiat progrediens in solo uiae facere uersationem, perueniendo ad eam finitionem a qua coeperit uersari certum modum spatii habeat peractum pedes XII S. His ita praeparatis, tunc in rotae modiolo ad partem interiorem tympanum stabiliter includatur habens extra frontem suae rotundationis extantem denticulum unum. Insuper autem ad capsum raedae loculamentum firmiter figatur habens tympanum uersatile in cultro conlocatum et in axiculo conclusum, in cuius tympani fronte denticuli perficiantur aequaliter diuisi numero quadringenti conuenientes denticulo tympani inferioris. Praeterea superiori tympano ad latus figatur alter denticulus prominens extra dentes. Super autem planum eadem ratione dentatum inclusum in alterum loculamentum conlocetur, conuenientibus dentibus denticulo qui in secundi tympani latere fuerit fixus, in eoque tympano foramina fiant, quantum diurni itineris miliariorum numero cum raeda possit exire. Minus plusue rem nihil inpedit. Et in his foraminibus omnibus calculi rotundi conlocentur, inque eius tympani theca, siue id loculamentum est, fiat foramen unum habens canaliculum, qua calculi, qui in eo tympano inpositi fuerint, cum ad eum locum uenerint, in raedae capsum et uas aeneum quod erit suppositum singuli cadere possint. Ita cum rota progrediens secum agat tympanum imum et denticulum eius singulis uersationibus tympani superioris denticulos inpulsu cogat praeterire, efficiet ut, cum CCCC imum uersatum fuerit, superius tympanum semel circumagatur et denticulus qui est ad latus eius fixus unum denticulum tympani plani producat. Cum ergo CCCC uersationibus imi tympani semel superius uersabitur, progressus efficiet spatia pedum milia quinque, id est passus mille. Ex eo quot calculi deciderint sonando singula milia exisse monebunt. Numerus uero calculorum ex imo collectus summa diurni miliariorum numerum indicabit.
Nauigationibus uero similiter, paucis rebus commutatis, eadem ratione efficiuntur. Namque traicitur per latera paríetum axis habens extra nauem prominentia capita. In quae includuntur rotae diametro pedum quaternum et s extantes habentes circa frontes adfixas pinnas aquam tangentes. Item medius axis in media naui tympanum cum uno dentículo extanti extra suam rotunditatem. Ad eum locum conlocatur loculamentum habens inclusum in se tympanum, peraequatis dentibus cccc conuenientibus denticulo tympani quod est in axe inclusum, praeterea ad latus adfixum extantem extra rotunditatem alterum dentem unum.
Insuper in altero loculamento cum eo confixo inclusum tympanum planum ad eundem modum dentatum, quibus dentibus denticulus qui est ad latus fixus tympano, quod est in cultro conlocatum, ut eos dentes, qui sunt plani tympani, singulis uersationibus singulos dens inpellendo in orbem planum tympanum uerset. In piano autem tympano foramina fiant, in quibus foraminibus conlocabuntur calculi rotundi. In theca eius tympani, siue loculamentum est, unum foramen excauetur habens canaliculum qua calculus liberatus ab obstantia, cum ceciderit in uas aereum, sonitum significet.
Ita nauis cum habuerit impetum aut remorum aut uentorum flatu, pinnae, quae erunt in rotis,tangentes aquam aduersam uehementi retrorsus inpulsu coactae uersabunt rotas ; eae autem inuol- uendo se agent axem, axis uero tympanum, cuius dens circumactus singulis uersationibus singulos secundi tympani dentes inpellendo modicas efficit circuitiones. Ita cum cccc ab pinnis rotae fuerint uersatae, semel tympanum circumactum inpellet dente qui est ad latus fixus plani tympani dentem. Igitur circuitio tympani plani quotienscumque ad foramen perducet calculos emittet per canaliculum. Ita et sonitu et numero indicabit miliaria spatia nauigationis.
Quae pacatis et sine metu temporibus ad utilitatem et delectationem paranda, quemadmodum debeant fieri, peregi [esse futurum].
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L’odomètre marin décrit par Vitruve - Infographie : Ch. Morineau - Dossier scientifique : Ph. Fleury, 2011L’odomètre marin décrit par Vitruve - Infographie : Ch. Morineau - Dossier scientifique : Ph. Fleury, 2011
L’odomètre marin décrit par Vitruve - Infographie : Ch. Morineau - Dossier scientifique : Ph. Fleury, 2011L’odomètre marin décrit par Vitruve - Infographie : Ch. Morineau - Dossier scientifique : Ph. Fleury, 2011
L’odomètre marin décrit par Vitruve - Infographie : Ch. Morineau - Dossier scientifique : Ph. Fleury, 2011L’odomètre marin décrit par Vitruve - Infographie : Ch. Morineau - Dossier scientifique : Ph. Fleury, 2011
L’odomètre marin décrit par Vitruve, détail du système pour mesurer les distances - Infographie : Ch. Morineau - Dossier scientifique : Ph. Fleury, 2011L’odomètre marin décrit par Vitruve, détail du système pour mesurer les distances - Infographie : Ch. Morineau - Dossier scientifique : Ph. Fleury, 2011
L’odomètre marin décrit par Vitruve, détail du système pour mesurer les distances (autre point de vue) - Infographie : Ch. Morineau - Dossier scientifique : Ph. Fleury, 2011L’odomètre marin décrit par Vitruve, détail du système pour mesurer les distances (autre point de vue) - Infographie : Ch. Morineau - Dossier scientifique : Ph. Fleury, 2011
L’odomètre marin décrit par Vitruve, détail du système pour mesurer les distances (autre point de vue) - Infographie : Ch. Morineau - Dossier scientifique : Ph. Fleury, 2011L’odomètre marin décrit par Vitruve, détail du système pour mesurer les distances (autre point de vue) - Infographie : Ch. Morineau - Dossier scientifique : Ph. Fleury, 2011
Fleury P., La mécanique de Vitruve, Caen, Presses Universitaires de Caen, 1993.
Fleury P., « L’odomètre », Archéothéma : revue d’archéologie et d’histoire, vol. 28, 2013, p.  40‑42.
Madeleine S., « La restitution des machines vitruviennes », Cahier des études anciennes, vol. 48, 2011, p.  35‑59.
Sleeswyk A.W., « L’odomètre de Vitruve : une nouvelle machine d’Archimède ? », Pour la Science, vol. 50, 1981, p.  13‑21.