Mât unique à palan triple
Cette machine permet de lever des charges importantes pour la construction des édifices sacrés et des bâtiments publics (les maisons des simples particuliers, construits en petit appareil, ne nécessitent pas en général l’emploi d’engins de levage puissants).
Dans son De architectura (Vitr. 10, 2, 10), Vitruve décrit ci-dessous des machines qu’il connaît pour les avoir probablement utilisées sur des chantiers dont il était chargé et pour les avoir vues fonctionner. Dans la configuration décrite par l’auteur, l’appareil peut soulever 3000 kg avec 30 opérateurs.
Mât unique à palan triple (d’après W. Sackur, Vitruv, Technik und Literatur (Vitruv und die Poliorketiker. Vitruv und die Christlicheantike. Bautechnisches aus der Literatur des Altertums), Berlin, W. Ernst, 1925, repris dans Ph. Fleury, La mécanique de Vitruve, Caen, Presses Universitaires de Caen, 1993, fig. 15 p. 109)
Le mât et le système d’haubanage
L’armature de cette machine est différente de celle des deux chèvres jusqu’ici décrites. Elle consiste en un seul montant au lieu de deux, maintenu par des câbles répartis sur quatre points. L’avantage est évidemment une mobilité plus grande puisque le mât est théoriquement inclinable dans toutes les directions. L’engin se rapproche ainsi des grues modernes pour les possibilités offertes. Bien que Vitruve ne l’indique pas, il est très probable que les câbles de maintien étaient équipés de moufles pour faciliter leur tension et leur détente. La manœuvre de ces câbles devait cependant être délicate et exiger une grande coordination entre les ouvriers. Vitruve précise du reste que seuls les gens expérimentés (periti) pouvaient s’en servir : si, à un moment donné de l’opération, un seul hauban supportait toute la charge, il risquait de se rompre ou bien plusieurs haubans pouvaient contrarier leurs tensions et briser le mât.
Comme le fait remarquer W. Sackur (W. SACKUR, Vitruv, Technik und Literatur (Vitruv und die Poliorketiker. Vitruv und die Christlicheantike. Bautechnisches aus der Literatur des Altertums), Berlin, W. Ernst, 1925, p. 51), les données fournies par Vitruve suffisent à poser le problème mécanique théorique, mais, pour la réalisation pratique, elles nécessitent un approfondissement. Par exemple, pour les grandes hauteurs, il est difficile d’imaginer que ce mât pouvait être constitué d’une seule pièce de bois, à moins de disposer de troncs d’arbres aux sections énormes. Il est probable que dans ce cas le mât était constitué de plusieurs tigna assemblés en hauteur et en épaisseur. De même Vitruve ne dit rien du pied du mât qui devait nécessiter un aménagement spécial pour la mobilité de l’ensemble : simple trou dans le sol, cadre de bois ou système de socle plus complexe ? Toutes ces suppositions sont permises, faute d’éléments de comparaison : Héron indique un simple socle sans autres précisions pour une machine analogue (Héron, Mec. 5,2) et sur les deux seuls documents iconographiques aujourd’hui connus qui pourraient représenter une grue à mât unique (reliefs des Haterii et de Lucceius Peculiaris, même si à notre avis le relief des Haterii représente plutôt une chèvre à deux montants) le pied de la machine est caché.
Quant aux deux chelonia fixés au sommet du mât sous les attaches des câbles et de la moufle supérieure, ils servent à empêcher ces ligatures de descendre. Un tel arrêt n’était pas nécessaire dans les chèvres où l’écartement des montants vers le bas jouait déjà ce rôle.
Le palan du mât unique à triple palan
Le palan utilisé pour cette machine n’est pas fondamentalement différent de ceux décrits précédemment par Vitruve ; c’est le plus puissant de tous puisqu’il est à six rangs de poulies et, dans la nomenclature évoquée au début du chapitre, il devrait se nommer hexaspastos ; le rapport de la force d’entrée à la force de sortie est en effet de 1 à 6. Ce chiffre est, d’après J.J. Coulton (J.J. COULTON, « Lifting in early greek architecture », JHS, 94, 1974, p. 1-12), le maximum pour les palans anciens et il est imposé par la limite de résistance des cordes antiques en fibre naturelle. Il est en effet inutile de multiplier à l’infini les forces, si l’organe de transmission principal, la corde de traction (funis tractorius), n’est pas capable de suivre. En tout cas Vitruve ne mentionne pas de palan plus puissant et le plus gros palan représenté dans l’iconographie (celui des Haterii) ne semble pas avoir plus de cinq rangs de poulies (pentaspastos).
D’autre part ce palan est triple, il peut donc avoir trois cordes de traction. Outre le fait que les possibilités de charge se trouvent ainsi triplées : avec une corde supportant 1000 kg à la traction, l’appareil lève théoriquement 6 tonnes, avec trois cordes il lève théoriquement 18 tonnes (en réalité entre 13 et 14 tonnes), la force motrice est appliquée plus facilement par trois files d’hommes que par une.
Comme le nombre de niveaux de poulies est pair, à la différence des palans précédents, la corde de traction prend son point de départ, non à la moufle mobile, mais à la moufle fixe. Sous cette moufle fixe Vitruve place une barre de bois d’environ 60 cm x 11 cm x 7,5 cm. L’utilité de cette tringle est obscure (A.G. DRACHMANN, The mechanical technology of greek and roman Antiquity. A study of the literary sources (Acta hist. scient. nat. et med., 17), Copenhague, Munksgaard, 1963, p. 147). L’hypothèse d’A. Choisy (De architectura, éd. et trad. par A. Choisy, Paris, Lahure, 1909, t. 1 p. 243) selon laquelle elle servirait de point d’attache à chacune des trois cordes motrices est plus vraisemblable que celle de C. Fensterbusch (De architectura libri decem, éd. et trad. par C. Fensterbusch, Darmstadt, Wiss. Buchgesellsch., 1964, n. 608 p. 573) qui pense à une sorte de flèche servant à éloigner la moufle supérieure du mât, car, dans ce dernier cas, la pièce de bois serait placée supra et non sub troclea. Son rôle pouvait être simplement de séparer clairement les brins montants des brins descendants et de les maintenir bien en place, car il ne faut pas oublier que dans un palan de ce type on ne comptait pas moins de 18 brins (Dans le trispastos double, Vitruve indiquait déjà qu’il fallait lier fermement entre elles les deux cordes de traction à leur point de départ sur la moufle mobile par une resticula. Ce pouvait être également pour éviter que les câbles se mélangent ou frottent les uns contre les autres).
Le mode d’application de la force motrice
Contrairement aux appareils mentionnés jusqu’ici, le mât unique ne possède pas d’arbre de treuil. On voit mal du reste comment un tel appareil pourrait être fixé sur un montant unique. La traction est appliquée directement sur les cordes de traction par l’intermédiaire d’une chape de renvoi à trois poulies juxtaposées, placée au pied de la machine. Vitruve donne le nom d’artemon à cette chape. Puisqu’il y a trois cordes de traction, trois files d’hommes peuvent être employées au tirage et la puissance de la machine dépend directement du nombre des “tireurs” dont la force motrice est simplement multipliée par six par le palan. Théoriquement des animaux pourraient être appliqués au tirage, mais les réponses aux commandes d’arrêt, de départ et de ralentissement risqueraient d’être moins précises. Nous verrons aussi qu’un cabestan, une roue d’écureuil ou même un treuil, indépendants de la machine, pourraient être utilisés pour la traction.
Vitrune, De architectura, 10, 2, 10 :
Est autem aliud genus machinae satis artificiosum et ad usum celeritatis expeditum, sed in eo dare operam non possunt nisi periti. Est enim tignum, quod erigitur et distenditur retinaculis quadrifariam. Sub retinaculo chelonia duo figuntur, troclea funibus supra chelonia religatur, sub troclea regula longa circiter pedes duos, lata digitos sex, crassa quattuor supponitur. Trocleae ternos ordines orbiculorum in latitudine habentes conlocantur. Ita tres ductarii funes in machina religantur. Deinde referuntur ad imam trocleam et traiciuntur ex interiore parte per eius orbiculos summos. Deinde referuntur ad superiorem trocleam et traiciuntur ab exteriore parte in interiorem per orbiculos imos.Cum descenderint ad imum, ex interiore parte et per secundos orbiculos traducuntur in extremum et referuntur in summum ad orbiculos secundos; traiecti redeunt ad imum et ab imo referuntur ad caput; traiecti per summos redeunt ad machinam imam. In radice autem machinae conlocatur tertia troclea; eam autem Graeci epagonta, nostri artemonem appellant. Ea troclea religatur ad trocleae radicem habens orbiculos tres, per quos traiecti funes traduntur hominibus ad ducendum. Ita tres ordines hominum ducentes sine ergata celeriter onus ad summum perducunt. Hoc genus machinae polyspaston appellatur, quod multis orbiculorum circuitionibus et facilitatem summam praestat et celeritatem. Vna autem statutio tigni hanc habet utilitatem, quod ante quantum uelit et dextra ac sinistra ab latere proclinando onus deponere potest.
Il y a encore un autre type de machine, assez ingénieux et expédient pour des opérations rapides, mais que seuls des gens expérimentés peuvent manoeuvrer. Il s’agit en effet d’un madrier (A) que l’on dresse et que l’on retient par des étais (B) répartis sur quatre points; au-dessous du capelage, on fixe deux taquets (C) ; sur les taquets on assujettit, avec des cordes, une chape (D) ; on place sous la chape une barre longue d’environ deux pieds, large de six doigts, épaisse de quatre (E ?). On installe des chapes qui ont trois rangées de trois poulies de front, et l’on attache ainsi à la machine trois cordes de traction. On ramène ensuite ces cordes à la chape du bas (F), et on les fait passer, par l’intérieur, sur ses poulies les plus hautes. On les ramène ensuite à la chape supérieure et on les fait passer, de l’extérieur vers l’intérieur, sur ses poulies les plus basses. Après les avoir fait descendre jusqu’au bas, on les fait aller, par l’intérieur et en les engageant sur les poulies du second rang, vers le côté extérieur et on les ramène jusqu’au second rang des poulies les plus hautes ; une fois passées sur ces poulies, elles reviennent au bas, et du bas sont ramenées au sommet; après être passées par les poulies les plus hautes, elles reviennent au bas de la machine. On installe d’autre part, au pied de la machine, une troisième chape (H) ; son nom est, en grec, epagôn, chez nous artemon. Cette chape, qui est attachée au pied de la machine, a trois poulies sur lesquelles on fait passer les cordes (I) que l’on donne à tirer à des hommes. Avec ainsi trois files d’hommes qui tirent, une charge se trouve rapidement élevée, sans cabestan. Ce type de machine est appelé polyspastos pour cette raison que de nombreuses girations de poulies en font un appareil à la fois extrêmement pratique et rapide. La mise en œuvre également d’un seul madrier offre l’avantage de donner toute faculté pour déposer une charge vers l’avant et, par inclinaison latérale, à droite et à gauche. (Traduction Ph. Fleury, La mécanique de Vitruve, Caen, Presses Universitaires de Caen, 1993)